Anna Colin Lebedev : "L'État russe est prêt à des sacrifices bien plus grands que ceux qu’une société occidentale pourrait consentir pour arriver à ses fins."

Écrit par : Augustine Louvel, Clément Perronno, Enora Le Seach et Killian Le Deit

Licence : TDR

Publié le : 11/09/23

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Une photographie d'Anna Colin Lebedev, de profil, tournée vers la gauche. Elle a les cheveux attachés et porte une écharpe bleue.
Anna Colin Lebedev, Julien Marsault, TDR Une photographie d'Anna Colin Lebedev, de profil, tournée vers la gauche. Elle a les cheveux attachés et porte une écharpe bleue.

Dans le cadre de leurs études, cinq étudiants de Sciences Po Rennes ont pu s'entretenir avec quelques-uns des grands témoins invités aux Champs Libres durant la saison 2022-2023. Le 14 janvier, ils ont ainsi pu s'entretenir avec Anna Colin Lebedev, sociologue, politologue et maîtresse de conférence à Paris Nanterre et spécialiste des sociétés post-soviétiques.

Elle propose avec Jamais Frères, son dernier ouvrage, une analyse des similitudes et différences dans l’histoire de la Russie et de l’Ukraine. Un entretien fouillé et riche, qui permet de mieux cerner la réalité des liens entre deux pays aujourd'hui engagés dans un conflit mortifère.

 

À quand faites-vous remonter les racines de la fracture actuelle entre l'Ukraine et la Russie ?

Anna Colin Lebedev : En 2013, les Ukrainiens se rassemblent sur la place Maïdan pour contester le pouvoir en place, la présidence de Viktor Ianoukovytch. À ce moment-là, perdre son influence sur l'Ukraine est insupportable pour Moscou. La Russie va donc intervenir politiquement et militairement  pour empêcher le changement d'allégeance de l’Ukraine. C’est l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass. La Russie transforme un sujet de politique internationale en un sujet de politique interne : elle cherche à convaincre sa population du caractère crucial de ces évènements pour leur survie. Au printemps 2014, les russes considèrent encore que les ukrainiens doivent résoudre seuls leur problème. Mais petit à petit ils s'imprègnent d’une image de l’Ukraine qui serait néonazie, anti-Russie et, un terrain de jeu pour les puissances occidentales. Ce travail de conviction n’a cessé de s’approfondir tout au long de ces dernières années. Ce qui fait le gouffre entre les sociétés ce n’est pas tant les décisions du pouvoir russe mais l’adhésion des russes, en tout cas la non-contestation de ce que la Russie fait en Ukraine depuis 2014.

 

Pensez-vous que ce gouffre soit  le seul responsable de l’escalade vers le conflit armé ?

ACL : Si vous interrogez aujourd'hui les milieux intellectuels Ukrainiens qui réfléchissent à cette guerre, ils vous diront que depuis au moins un siècle, la volonté de Moscou est de voir l'Ukraine disparaître et que le mépris des Ukrainiens de la part des russes a toujours été là. Pour eux, il y a une logique sociale préexistante. Moi, d'un point de vue sociologique, je vois plutôt une très grande indifférence de chacune des sociétés pour l'autre tout au long de ces années. La société ukrainienne avait ses propres problématiques, et de manière générale, les Russes ont été très indifférents à tout ce qui se passait à l'extérieur de leurs frontières, c'est-à-dire dans les autres pays de l'URSS considérés comme des petits frères mais qui ont pris leur envol. Un petit frère qui fait plein de bêtises de son côté, mais après tout, n’est-il pas maintenant majeur et responsable de sa propre vie ? Alors que se passe-t-il pour que tout d'un coup le grand frère considère qu’il doit ramener son petit frère à la maison, de gré ou de force. À mon sens, il faut ici s’intéresser à la déterminante politique. C'est le choix du Kremlin que de mobiliser les tensions préexistantes.

Une photographie d'Anna Colin Lebedev, de profil, tournée vers la gauche. Elle a les cheveux attachés et porte une écharpe bleue.
Anna Colin Lebedev, Julien Marsault, TDR Une photographie d'Anna Colin Lebedev, de profil, tournée vers la gauche. Elle a les cheveux attachés et porte une écharpe bleue.

Sera-t-il un jour possible pour les deux pays de retrouver une relation apaisée ?

ACL : Il faut se poser la question suivante : à quelles conditions l'un et l'autre va considérer que la guerre est  terminée ? Pour l'Ukraine on a deux hypothèses : l'hypothèse d'un tel épuisement qu'il n'y a pas d'autre issue que d'accepter un cessez-le-feu. Mais dans cette éventualité, les Ukrainiens garderont en tête que cette guerre n'est pas terminée, mais qu'elle est seulement reportée à plus tard et que la Russie n'a pas abandonné ses velléités. Deuxième hypothèse, ayant à mon avis davantage la faveur des Ukrainiens : la guerre est terminée si la Russie abandonne d'une manière ou d'une autre toutes ses volontés d’influer sur le destin de de l'Ukraine. Cela peut par exemple se produire si un changement politique interne intervient en Russie.

Et qu’en est-il pour les Russes ?

ACL : Pour les Russes, la condition est sécuritaire. Ce que les Russes ordinaires valorisent avant tout, c'est la stabilité et la prévisibilité : la sécurité pour eux et pour leurs enfants. Quelle que soit l’excuse que le Kremlin souhaite vendre à ses citoyens, tant que stabilité et sécurité seront garanties, elle sera acceptée. Si Vladimir Poutine décide d'arrêter la guerre demain, en disant qu’il pense à la sécurité du peuple russe, ses compatriotes vont l’applaudir. Donc je pense que les options sont ouvertes, nous laissant un peu d’espoir quant à l’issue du conflit. 

 

Pour justifier l’oppression de l'Ukraine, on met souvent en avant la notion de "peuples frères". Qu'en est-il véritablement de cette  supposée proximité culturelle entre l'Ukraine la Russie ?

ACL : Il y a du commun et il y a de la mixité. Il y a eu de la circulation : les citoyens de l'Union soviétique ont travaillé à travers tout le pays donc on retrouve énormément d’ukrainiens en Russie et inversement. Le bilinguisme en Ukraine crée aussi une proximité culturelle. Toutefois il y a une logique de domination dans cette mixité :  il y a une culture qui cherche à s’imposer à l’autre en tant que “grande culture”, en faisant par exemple du russe la langue de la civilisation et de l’autre la langue rurale, vernaculaire. Enfin, il y a l'instrumentalisation politique contemporaine. La culture devient une justification et une arme de guerre, elle ne peut qu'être rejetée par les Ukrainiens. 

 

On parle aujourd’hui de l’attitude xénophobe de la Russie vis-à-vis des Ukrainiens et de leur langue.. On se souvient que juste après la conquête de Marioupol, les panneaux de signalisation sont passés au Russe. Peut-on dire que ce que la Russie fait aujourd’hui aux Ukrainiens, elle le fait depuis très longtemps aux autres peuples non-russes ?

ACL : La guerre a fait surgir des questions qui étaient en sourdine ces dernières années. Des mouvements minoritaires ont milité en faveur de l’enseignement dans les langues locales non russe, c’est une forme de contestation face à la russification massive. À vrai dire, c'est une problématique compliquée. Au vu du discours russe sur la langue ukrainienne, il est facile de parler de logique coloniale oppressive. Or, c'est aussi la logique de la construction des États dans pleins de pays européens. La guerre ne doit pas faire relire les choses de manière trop radicale, il faut rendre sa juste part à ce qu’il y avait comme dynamique d’oppression.

 

La Shoah et les crimes du stalinisme étaient absents de l’espace public en URSS. Encore aujourd’hui, le régime de Poutine continue de minimiser l’importance de cette histoire, en l'instrumentalisation à des fins politiques. Pensez-vous que l'Ukraine est quand-à-elle capable de faire face à sa propre histoire, de reconnaître que beaucoup de ses héros nationalistes ont participé de manière active au génocide du peuple juif ?

ACL : Dans le cas de la Russie et de l'Ukraine nous sommes en situation d'amnésie historique et mémorielle : ce qui est douloureux, on l’efface de l’espace public. La Shoah a été niée, aujourd’hui elle est vue comme un épisode mineure de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.  L’histoire de la collaboration russe n’a jamais pu être sérieusement étudiée.

 

Est-ce que la Russie est prête à se confronter à son passé collaborationniste avec le nazisme ? La réponse est clairement non, puisque cette amnésie aide les russes à se situer du côté du bien. En Ukraine, c’est complexe et douloureux puisque leurs héros de la construction nationale ont en même temps collaboré à des crimes contre l’humanité.

ACL : La guerre amène plus d’ukrainiens à célébrer l’indépendance nationale. Par exemple, on a célébré récemment l’anniversaire du dirigeant nationaliste Stepan Bandera. La guerre simplifie les discours et les logiques. J’observe que dans le débat public ukrainien, énormément de voix s’élèvent dans la communauté des journalistes, des historiens, des personnages publics qui disent que c’est inacceptable. Cela ne veut pas dire que les Ukrainiens sont capables d’affronter complètement cette mémoire douloureuse mais qu’en tout cas ils essayent. Ils se confrontent, et le débat est suffisamment ouvert pour que ce travail puisse avoir lieu.

Couverture du livre "Jamais Frères ?" d'Anna Colin Lebedev. Dessus, une peinture représente six personnes enlacées comme pour une danse.
Jamais frères ? Editions Seuil, TDR Couverture du livre "Jamais Frères ?" d'Anna Colin Lebedev. Dessus, une peinture représente six personnes enlacées comme pour une danse.

La guerre en Ukraine lève-t-elle le voile sur le mythe de la puissance russe ?

ACL : Je pense que la Russie a été très forte pour mettre en scène sa puissance. La guerre a été l'occasion de mettre à l'épreuve les images que nous avions de la puissance russe. Les capacités militaires ont été mises en scène notamment dans des présentations filmées de leur armement qui ne correspondaient pas à la réalité. Dans le domaine politique, militaire et cyber la Russie a la capacité de mobiliser des forces, qui ne sont peut-être pas performantes, mais intenses. On est aussi face à un État russe qui est prêt à des sacrifices bien plus grands que ceux qu’une société occidentale pourrait consentir pour arriver à ses fins. Car un régime autoritaire n’a pas besoin du soutien de la totalité de sa population pour mettre en œuvre ses politiques.

Le régime russe dispose-t-il toujours du soutien de sa population ?

ACL : Le nombre de personnes répondant positivement à la question “seriez-vous pour des négociations de paix ?” a augmenté, mais ce n’est pas le nombre des contestataires du pouvoir. En Russie, il n’y a pas de corrélation entre la protestation de rue et le changement de régime. Dans un contexte autoritaire, il faut regarder ce que les gens font plutôt que ce que les gens disent. Ce qu’ils font nous montrent que derrière des déclarations de grand patriotisme il n’y a pas forcément un zèle à exécuter ce que le pouvoir demande.

 

Vous écrivez “L’Ukraine a hérité, tout comme la Russie, du système pénitentiaire, policier, psychiatrique, militaire de l’Union soviétique.” Maintenant que le pays est au centre de l’attention de la communauté internationale, la situation va-t-elle évoluer vers un meilleur respect des droits de l’homme ?

ACL : Je pense qu’avec le projet de l'Ukraine de rejoindre l’Union européenne, la pression au respect des droits va être plus forte. La communauté internationale va être très sensible à la circulation des armes, à la militarisation de la société et à la gestion des langues minoritaires.

Le risque se situe davantage dans les différents post-guerre qu’il peut y avoir. Si dans le post-guerre il y a un sentiment d’avoir été abandonné, oublié, trompé par l’Europe, la situation pourra passer par le rejet de ces normes et de ces valeurs que nous ne cessons de mettre en avant. Tout est fragile, je dirais que la guerre rend une société très vulnérable. Peu de monde se préoccupe de la situation des prisons ukrainiennes par exemple.

 

Et pour finir, avez-vous une recommandation culturelle à nous partager ?

ACL : Je vous recommande deux livres, un d’un auteur russe et un d’un auteur ukrainien.  Côté russe, la trilogie, Une saga moscovite de Vassili Axionov qui est l’histoire d’une famille traversée par un les tragédies du XXè siècle en Union soviétique.   

Côté ukrainien, un roman dont l’auteure est Maria Matios, Daroussia la Douce . C’est la même histoire mais écrite du côté d’un villageois ukrainien. Un roman qui nous découvre une littérature ukrainienne qu’on ne soupçonne pas forcément.

Andreï Makine : "Russes, Ukrainiens, pourquoi une vision poétique ne pourrait-elle pas nous réunir ?"

Découvrez l'entretien avec Andreï Makine enregistré lors de l'édition 2023 de Jardins d'Hiver.

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Andreï Makine sur le plateau de Faites-moi lire

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